Paysages sonores et intelligence artificielle, analyse de projets

Rapport de l’Atelier – Lorsque la pluridisciplinarité s’impose par la force des projets exploratoires

 Rapporteur : Serge Noiret, spécialiste de l’information au service de la recherche du département d’histoire et de civilisation à l’Institut Universitaire Européen de Florence.

Projets présentés

SYMTESENS – SYstème MulTimodal d’Extraction de données SENSorielles hétérogènes

  • Véronique EGLIN, professeure en informatique, Insa de Lyon, UMR Laboratoire d’Informatique en images et systèmes d’information.

BRETEZ

  • Mylène PARDOEN, ingénieure de recherche, archéologie du paysage sonore, CNRS, MSH Lyon-Saint-Etienne.

PETRA-CIGALE

  • Pascal GAILLARD, maître de conférences, musique et psychoacoustique, Université Toulouse II Jean-Jaurès, UMR Cognition, Langues, Langage, Ergonomie, directeur de la MSH Toulouse. (En salle)
  • Cynthia MAGNEN, ingénieure de recherche, CNRS, Plateau d’études techniques et de recherche en audition (Petra) MSH Toulouse. (En vidéoconférence)
  • Julien TARDIEU, ingénieur de recherche, CNRS, responsable scientifique et technique du Petra, MSH Toulouse. (En vidéoconférence)

Coordonnateur, Serge WOLIKOW, professeur émérite d’histoire contemporaine, Université de Bourgogne, MSH de Dijon.

Présentation des projets[1]

Ce rapport propose une description de chaque projet, avec des considérations sur leur degré d’interdisciplinarité et quelques remarques de la part du rapporteur sur leur contexte scientifique. L’atelier portait, plus que son titre ferait supposer, lorsque la pluridisciplinarité s’impose, en fait sur l’interdisciplinarité ou la transdisciplinarité comme approche sine qua non de quatre projets qui couvrent diverses disciplines des SHS (sciences humaines et sociales) et des STIM (science, technologie, ingénierie et mathématiques) et plus précisément des SI (sciences de l’ingénieur). Ces projets, profondément différents dans leurs buts, sont tous centrés sur l’analyse sensorielle et, plus spécifiquement, sur la reconstitution du son en laboratoire. La présentation (et donc les projets) a les deux faces de chacun des projets: la valorisation scientifique de la recherche effectuée du point de vue interdisciplinaire entre SHS et SI et l’impact public (communautés et entreprises) des projets.

Le premier projet, BRETEZ, restitue aux historiens modernistes et au grand public, les rumeurs de quartiers de Paris au XVIIIe siècle dans des panoramas sonores reconstitués en laboratoire; le second projet qui attendait  encore d’être approuvé et financé au moment de sa présentation, SYMTESENS, (SYstème MulTimodal d’extraction de données SENSorielles hétérogènes) relève de l’ingénierie informatique et tend à faciliter la fouille de données massives (big data). Dans le cas de Bretez avec lequel il est associé, il s’agit d’extraire des données sensorielles.

Le second projet PETRA et son application CIGALE, s’occupe des bruits des avions comme nuisances sonores de deux points de vue : une analyse qualitative et quantitative du bruit et d’autre part, une analyse psychologique et sociale de la manière dont différents individus réagissent à l’exposition aux nuisances sonores des avions.

Mise en contexte des projets BRETEZ et SYMTESENS

 Le projet Bretez (2015) est un projet numérique ambitieux et novateur d’histoire moderne numérique, basé sur une coopération scientifique conjuguant les SHS et les SI à l’intérieur de la transdiscipline par excellence que sont les Humanités numériques. Bretez entend valoriser le patrimoine urbain de Paris (le quartier du Grand Chatelet) avec une « restitution numérique tridimensionnelle et sonore spatialisée » des ambiances sonores du passé.

Une cyber infrastructure informatique (Symtesens) permettra de complètement exploiter les données de Bretez et sera basée sur de nouveaux dispositifs interdisciplinaires pour la fouille de données hétérogènes qui sont le propre des sources numérisées utilisées par Bretez.

La finalité scientifique du projet est de restituer le panorama sonore de la ville de Paris au XVIIIe siècle dans sa complexité et à partir de sources hétérogènes, des sources textuelles comme les textes littéraires, des sources manuscrites et des sources visuelles comme les gravures, la peinture et des planches avec texte. Des modules basés sur l’IA seront susceptibles de modéliser la fouille de ces différents types de données codifiées autour d’un lexique sémantique (ontologie). La linguistique et l’histoire permettent de construire une telle ontologie qui qualifiera les données et permettra d’extraire les informations qui traitent du sonore.

Mylène Pardoen, (Institut des Sciences de l’Homme (ISH) à Lyon et CNRS-UMR Environnement Ville Société), autrice de très nombreux projets qui traitent de l’archéologie sonore, se définit comme une archéologue-musicologue du son. Les données sonores qu’elle créée en laboratoire deviennent de nouvelles sources primaires qui permettent « l’étude et l’analyse de faits recontextualisés, de confirmer ou infirmer des hypothèses, d’ouvrir la voie à de nouvelles réflexions». Cette nouvelle dimension heuristique, celle du son, permet ainsi d’étudier le XVIIIe siècle sous des angles divers et d’en proposer la reconstitution muséographique pour le grand public. De fait, cette seconde dimension du projet est communicative et populaire: elle permet de faire participer un large public de ce panorama sonore historique reconstitué dans un espace urbain tridimensionnel dans des salles qui en permettrait la jouissance.

Le projet Bretez prend son nom de l’ingénieur Louis Bretez, auteur du fameux plan de Paris réalisé entre 1734 et 1739 pour le prévôt des marchands Michel-Étienne Turgot. Le plan de Bretez avait été utilisé par Robert Darnton dans sa recherche multi-dimensionnelle de la sociabilité politique à Paris dans la seconde moitié du XVIII basée sur des chansons politiques. Il envisageait aussi le son, la chanson/pamphlet social comme un élément du panorama sonore parisien dans les sources utilisées (on ne parlait pas encore de données à la fin du 20è siècle) et partagées en ligne avec les lecteurs de son essai.[2] Bretez requiert la collaboration des historiens, des géographes, urbanistes, architectes outre les linguistes et les musicologues qui « replacent bruits et sons dans leurs contextes spatiaux et temporels ». C’est ici qu’intervient aussi la collaboration des disciplines de l’ingénieur informaticien représentées par Véronique Englin, professeure en informatique, à Lyon et spécialiste en informatique des images et des systèmes d’information basés sur l’IA. Le projet Bretez s’interroge sur les formes historiques de la perception sensorielle, et en particuliers des rumeurs de Paris, « du fait urbain à une époque ancienne », comme le projet lyonnais SoundCityVe, un projet interdisciplinaire pilote financé par le Labex régional IMU et porté par le LIRIS et la MSH de Lyon (2017-2019)[3], porté lui par Véronique Englin qui avait pour but de reconstituer le panorama sonore de Lyon aux XVII et XIXe siècles. Les informations liées à la sensorialité, et en premier lieu à l’ouïe, sont extraites en connexion avec ces deux projets phares.  La méthodologie d’automatisation de la recherche est basée sur une IA des données massives et sur des algorithmes qui interrogent les sources hétérogènes et sont reproductibles et s’appliquent à d’autres sujets d’études liés à la sensorialité (goût, odorat, toucher).

Le second projet Symtesens, en cours d’approbation, se base à la fois sur l’expérience et les nécessités des projets Bretez et SoundCityVe. Il est coordonné par Véronique Englin qui mobilise le numérique et l’IA pour analyser les « big data », les données basées sur des sources historiques hétérogènes et massives, et pas seulement les données sonores. Symtesens permettra l’analyse sensorielle multimodale, la fouille de texte et d’images par la construction automatique de thésaurus et de lexiques par apprentissage automatique grâce au TAL (traitement automatique des langues) qui permet de relier et de reconnaitre formes et concepts dans les documents d’un corpus hétérogène. Il s’agit pour Symtesens de développer et de tester un outil de fouille multimodale sur des données réelles de terrain (par exemple celles du projet Bretez) répondant à trois questions, 1- Comment permettre une meilleure exploitation d’une documentation historique volumineuse et de qualité disparate ? 2- Comment interroger des sources multimodales sur les thèmes liés à la sensorialité pour lesquelles un requêtage sous forme d’image n’est pas possible?

3 – Comment entraîner nos modèles et les évaluer en l’absence d’évaluation de cas d’études?

Accéder à de grandes masses de sources documentaires hétérogènes anciennes constituées de textes manuscrits ou imprimés, d’images, de gravures, ou encore de photographies et de vidéos, difficiles à indexer, constitue l’enjeu central des nouveaux systèmes dédiées à l’extraction d’information sémantique des corpus de documents comme Symtesens. Cette expérience précédente de construction d’instruments qui permettent la fouille scientifique de données à distance (distance reading), par des experts a permis de projeter  Symtesens pour interroger une documentation difficile, voire impossible à identifier de façon manuelle et intuitive. En fait, Symtesens deviendrait la corniche dans laquelle insérer des projets spécifiques qui ont la nécessité d’interpréter les sources hétérogènes massives sur les thèmes de la sensorialité et sur deux plans différents, mais complémentaires: la recherche scientifique en histoire et en humanités numériques et l’offre d’un instrument qui puisse gérer des sources hétérogènes et ainsi servir le patrimoine, d’autres chercheurs mais aussi le grand public.[4]

Les porteuses du projet affirment que la « dimension sensorielle de l’information a longtemps été jugée secondaire à étudier et est restée très largement sous-exploitée par les sciences humaines et sociales mais aussi dans le domaine de la recherche d‘information ». La lecture de l’histoire par le prisme de la sensorialité (les données sensibles) dégagée de sources primaires massives et numérisées (Symtesens) grâce à ce qui pourrait être appelé une cyberinfrastructure appartenant à l’IA, est tout à fait originale et n’a, à ce jour, semble-t-il, pas encore d’équivalent dans d’autres projets de portails et d’autres instruments si ce n’est la réflexion pluridisciplinaire sur les sens qui a produit une historiographie internationale importante ces dernières années. Les auteures du projet revendiquent une comparaison avec les intentions du nouveau projet Time Machine Europe sur le plan architectural et historique (https://www.timemachine.eu/), évolution du projet de Frédéric Kaplan qui avait déjà lancé Venice Time Machine pour l’accès aux masses de données des sources hétérogènes disponibles pour étudier l’histoire de Venise. TME procède d’une démarche similaire usant les technologies et l’AI pour interpréter des données hétérogènes.

Si l’on met en sourdine la technologie, l’intérêt des historiens pour le sensoriel vient de loin. En France par exemple, existe une longue tradition historiographique. Les travaux d’Alain Corbin et de Robert Munchenbled basent leur reconstitution du passé sur l’interprétation du sensoriel sans, bien entendu, recourir à l’analyse de données massives numérisées et à des procédés qui utilisent l’AI. Il y a aussi de nombreux travaux internationaux pluridisciplinaires dans le domaine des « sound studies »,[5] de la sensorialité ou des « sensory studies »[6] et des émotions[7] étudiées aussi d’un point de vue historique. Ces recherches sont extrêmement d’actualités et suscitent de nombreuses conférences comme celle qui se tiendra à Paris en 2022 sur Rythmes et résonances. Les objets sonores au Moyen Âge.[8]

En fait, la convention de Faro du Conseil de l’Europe (2005),[9] avait recommandé de préserver, et de mettre en valeur, les deux formes de patrimoine, matériel et intangible en fonction des communautés héréditaires concernées par ces patrimoines. Les projets centrés sur sons et rumeurs, s’inscrivent certainement dans l’optique d’une gestion du patrimoine intangible. Mais les recherches sensorielles ne se limitent pas au sonore et s’intéressent aussi au goût, à l’odorat, au toucher et Symtesens permet de repérer des indices sensoriels disséminés dans la documentation pour construire une restitution liée au sensible et donc, en quelque sorte, de matérialiser l’intangible grâce à l’intelligence artificielle.

  • Pluridisciplinarité, Interdisciplinarité, Transdisciplinarité

SoundCityVe  comme Bretez, et plus encore Symtesens, sont basés sur l’interaction entre les SHS et les SI. Symtesens est également transdisciplinaires à l’intérieur même des disciplines informatiques puisqu’il a proposé des méthodes spécifiques pour analyser et fouiller les données textuelles, les données visuelles et sonores et y a ajouté le traitement automatique de la langue grâce à l’IA. De fait, les disciplines suivantes sont parties du projet et définissent certains de leurs modules: l’histoire certainement mais aussi la linguistique informatique, la sociologie, l’anthropologie, l’acoustique, et bien entendu, la musicologie, et d’autre part la géographie, l’urbanisme et l’architecture et enfin la muséographie et les institutions culturelles pour permettre un rendu patrimonial et public de ces panoramas sonores.

Symtesens s’inscrit ainsi dans un environnement pluridisciplinaire culturel et historique et grâce à l’utilisation d’outils numériques (fouille de données, analyse d’images, interprétation sémantique de contenus) devient transdiciplinaire et promeut l’IA comme réponse aux questions patrimoniales et historiques qui portent sur les ambiances sonores et multisensorielles. Toutefois, aussi bien Bretez que Symtesens n’offrent pas de description des méthodes et de l’herméneutique en fonction d’une réflexion spécifique sur l’interdisciplinarité qui a été interrogée et explicitée par Mylène Pardoen et Véronique Englin durant leur présentation passionnante à Aix en septembre 2021. Les 5 « i » qui informent l’activité et les projets du réseau des MSH sont toutefois inclues de facto : l’interdisciplinarité est omniprésente dans la pratique de la communauté de recherche de Bretez, SoundCityVe et Symtesens. Bretez innove dans la recherche historique grâce à une technologie numérique de gestions de sources hétérogènes et en favorisant les collaborations interdisciplinaires entre SHS et SI, une collaboration qui seule « permet de proposer une expérience historique originale et scientifiquement fondée »

L’activité de recherche est également transdisciplinaire dès le départ et elle émerge directement dans la cyberinfrastructure de recherche Symtesens. Pierre Mounier rappelle qu’une cyberinfrastructure est par définition transdisciplinaire, c’est « un ensemble d’information, d’expertise, de standards, de stratégies, d’outils et de services qui sont partagés largement entre les commu­nautés mais développés spécifiquement pour des usages savants. Une cyberinfrastructure est quelque chose de plus précis que le réseau lui-même, mais de plus général qu’un outil ou une ressource développée pour un projet particulier, ou même, plus largement, pour une discipline particulière ».[10] Le Manifeste des DH de 2010 déclarait que les digital humanities désignent une transdiscipline, porteuse des méthodes, des dispositifs et des perspectives heuristiques liés au numérique dans le domaine des Sciences humaines et sociales.[11] La communauté de recherche des DH est internationale, multilingue mais surtout multidisciplinaire. En cela les projets Bretez/Symtesens sont un exemple de filiation directe des intentions et définitions transdisciplinaires du manifeste des humanités numériques rédigés à Paris. La fouille documentaire sur les données massives hétérogènes se fait sur la base de données numérique disponibles dans les institutions patrimoniales et grâce à la plateforme d’interrogation modulaire et multimodale, cette cyberinfrasctructure qui lie à la fois texte et image. De très différents secteurs de la conservation (professions différentes) et des institutions patrimoniales de la gestion documentaire sont concernés. La rencontre entre techniciens, ingénieurs informaticiens, humanistes et conservateurs est ainsi à la base de l’interdisciplinarité intrinsèque à ce processus en plusieurs phases.

2.Grace aux différents partenariats

  • Le Laboratoire d’InfoRmatique en Image et Systèmes d’information (LIRIS UMR 5205 CNRS) porteur du projet, avec l’équipe IMAGINE spécialisée dans le traitement de l’image ainsi que l’apprentissage de concepts visuels;
  • Le Laboratoire Hubert Curien (LabHC UMR 5516 CNRS) de l’université de Saint-Etienne spécialiste d’apprentissage automatique et de fouille de données complexes;
  • La Maison des Sciences de L’Homme de Lyon (USR 2005) qui héberge des spécialistes de l’Histoire urbaine, de leur expression sonore, et des sciences de l’audible. La MSH aura pour tâche de co-construire les ontologies sonores, de valider le modèle de recherche par le contenu et d’introduire des cas d’usages dans un contexte d’archéologie du paysage sonore;
  • Les Archives Municipales de la Ville de Lyon avec ses sources archivistiques d’époque ;
  • Pulsalys, incubateur et accélérateur d’innovations Deep Tech de Lyon & St Etienne, qui suit le projet sur le terrain

3.Lors de la valorisation des résultats du projet

Le projet SYMTESENS a des retombées potentielles dans la communauté des chercheurs en SHS indépendamment de leur orientation disciplinaire mais aussi sur les territoires. Les travaux de la MSH de Lyon accèderont à la fouille d’une documentation peu explorée, méconnue car jamais transcrite ou de mauvaise qualité et permettra de répondre au mieux aux hypothèses de travail. Les Sciences et technologies de l’information et de la communication (STIC) seront intéressées par les possibilités offertes par la fouille de données dans les documents et la création d’ontologies et thésaurus (historiques et dédiés) autour de sujets touchant à la sensorialité. Les travaux portant sur la création de nouvelles techniques de plongement lexical bénéficieront de SYMTESENS pour la construction automatisée de lexiques.

Les travaux rendus possible par SYMTESENS permettent d’aider les institutions patrimoniales du territoire, les MAP (musées archives et bibliothèques) dans leur mission d’éducation et de support à la recherche. En dehors des communautés de recherche les collectivités territoriales pourront traiter les données relatives aux villes et liées à l’urbanisme du point de vue de “l’écologie sensorielle” ce qui recoupe d’ailleurs les intentions du deuxième projet PETRA-CIGALE lie aux analyses des sont en territoire urbain. Les éditeurs de contenus historiques culturels (multimédia) les, producteurs audiovisuels, et autres sociétés de jeux vidéo, pourront utiliser les informations historiques sensorielles nécessaires au développement de médias historiques immersifs comme les jeux vidéo par exemple. En général, la société et les entreprises peuvent utiliser ces recherches qui permettent de diffuser une culture de l’écologie sensorielle (acoustique, olfactive, visuelle…) basée sur des recherches empiriques. Les préoccupations environnementales liées aux pollutions et nuisances sonores bénéficieraient ainsi de recherches en SHS et en histoire particulièrement

2.Projet PETRA – CIGALE

Le projet PETRA vise à analyser les techniques de perception du son et à les appliquer dans différents cas de travail comme c’est le cas du projet CIGALE qui est en cours depuis 2019 et terminera en 2022. CIGALE est la mise en pratique de PETRA à travers des études de laboratoire et de terrain sur le bruit et les nuisances des avions. Il relie les évaluations qualitatives (analyse de l’impact sur les communautés) et quantitatives de la nuisance sonore en milieu urbain. D’une part il identifie en laboratoire les typologies de profils individuels et leur exposition au bruit pour comprendre comment différents individus sont différemment touchés par les nuisances sonores et proposer ainsi des solutions adaptées aux demandes des riverains.

Cynthia Magnen et Julien Tardieu sont les responsables du projet et sont respectivement chercheure contractuelle en linguistique et ingénieur de recherche en psychoacoustique à la Maison des Sciences de l’Homme et de la Société de Toulouse (MSHS-T, USR3414, CNRS / Université fédérale de Toulouse-Midi-Pyrénées). Ils sont partenaires du projet CIGALE (2019-2022) Ce projet est financé par la Direction générale de l’aviation civile (DGAC), co-porté par Ingrid Legriffon, chercheure en acoustique à l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (ONERA), avec la collaboration de Jean-François Sciabica, ingénieur en perception du bruit chez Airbus.

Le bruit des avions est identifié comme un problème majeur depuis le début des années 2000. C’est à cette époque que l’Organisation Internationale de l’Aviation Civile (OACI) a mis en place une « approche équilibrée » visant à réduire ce bruit.

Fait aggravant pour l’aviation, à même niveau intégré, le bruit des avions est jugé plus gênant par les riverains que celui des autres modes de transport (train, automobile). Cet élément confirmé par de nombreuses études montre que la gêne exprimée relève également d’autres facteurs que celui de la simple notion d’intensité sonore sur laquelle sont fondées tant les obligations de certification aéronautique que les réglementations en matière d’exposition au bruit (PEB) et de gêne sonore (PGS). En conséquence, on assiste depuis quelques années à une recrudescence d’études visant à mieux comprendre la gêne au-delà de la simple intensité sonore. Deux types de travaux ont été entrepris à cet effet : ceux qui se focalisent sur les facteurs acoustiques et ceux qui se focalisent sur les facteurs humains.

 Mesure des facteurs acoustiques

Différents travaux se sont attachés à mesurer la perception de stimuli sonores et/ou le désagrément qu’ils pouvaient engendrer en matière de perte de performances cognitives. Les tests perceptifs consistent, par exemple, à demander aux participants de noter les sons sur une échelle de pénibilité ou de noter certaines composantes acoustiques sur des «échelles sémantiques différentielles» (grave/aigu, soudain/ progressif, etc.). Les tests cognitifs consistent, par exemple, à demander aux participants d’effectuer des opérations élémentaires durant les phases d’écoute et à mesurer la dégradation de leurs performances en fonction des stimuli présentés (mémoire, scores, etc.).

[…]. Ainsi, les acousticiens fondent leurs analyses sur des mesures physiques relatives à des stimuli sonores desquelles ils extrapolent des notions de désagrément perceptif ou de gêne à court terme. C’est essentiellement à partir de ces travaux que sont élaborées diverses métriques qui servent de base réglementaire et normative, que ce soit pour l’industrie aéronautique qui conçoit des aéronefs plus silencieux ou pour les aéroports et les autorités qui définissent les zonages d’exposition au bruit ou à la « gêne ».

 Identification des facteurs humains

 Généralement, l’identification et l’évaluation des facteurs humains se font en établissant des questionnaires envoyés à des personnes ciblées afin de recueillir un échantillon significatif susceptible de participer à des tests plus avancés et d’effectuer une première typologie. Dans un second temps, les personnes acceptant de participer à ces tests sont réunies en groupes de parole restreints, animés par des spécialistes de sciences humaines, afin de permettre la verbalisation de la gêne, sa caractérisation du point de vue humain, spatial et temporel et les circonstances de son occurrence. L’objectif final est de recueillir des profils caractéristiques en matière de conditions sociales et géographiques en fonction de la survenue de la gêne. Des spécialistes de géographie humaine, des psychologues, des sociologues, voire des médecins, interrogent ainsi le ressenti des populations exposées à cette gêne. Il ressort de ces dernières études une expression de la gêne reposant sur des facteurs non acoustiques qui ne peuvent que difficilement se transcrire par des indicateurs acoustiques issus des sciences de l’ingénieur.

Les relations exactes entre la nature éventuellement désagréable des bruits entendus, leur impact à court terme sur les performances cognitives, la gêne à long terme qui peut en résulter et les aspects sanitaires et sociaux (trouble du sommeil, dépression, hypertension) restent en grande partie inconnues. Enfin, reste problématique l’absence d’approche — et même de langage — commune entre les « technologues » et les citoyens sur la question des nuisances sonores en général et sur celles subies par les riverains d’aéroports en particulier. Cette disparité et l’absence de consensus qui en résulte peuvent malheureusement conduire à des décisions d’acteurs publics qui — bien que fondées sur des données objectives — répondent insuffisamment à la demande sociale.

 Interdisciplinarité poussée (SHS/STEM) et partage de l’autorité scientifique à la base des solutions proposées pour répondre à un problème social

Le projet de recherche CIGALE est né pour répondre à cette demande et se base nécessairement pour faire se rencontrer les données techniques et numériques avec celles d’une analyse de la perception humaine et individuelle par d’autres disciplines des sciences humaines et sociales comme la psychologie et la linguistique.  Les chercheurs de différentes disciplines scientifiques — tels que l’aéronautique, l’ingénierie, l’acoustique, la psychoacoustique, la psychologie sociale et environnementale et la linguistique — réunis autour de ce projet postulent qu’il est possible de modéliser plus finement les mécanismes de gêne et de développer des techniques innovantes de compensation ou de réduction de gêne en conciliant les deux types d’études sur les facteurs humains et les facteurs acoustiques. La recherche transdisciplinaire entend même élaborer conjointement de nouveaux outils et méthodes destinés à tous les acteurs impliqués dans l’étude de la gêne afin de mettre en relation les différents types de facteurs identifiés jusqu’alors individuellement par les différentes disciplines. Jouer l’interdisciplinarité pour Cigale table sur le fait que les tenants de disciplines sociales et scientifiques seraient seulement capables, ensemble de dégager revient à proposer de dégager des facteurs qui puissent permettre de nouvelles études en laboratoire mais aussi avec les publics concernés les riverains des aéroports de Paris-Charles-de-Gaulle et de Toulouse- Blagnac en fonction de l’activité actuelle et future de ces deux aéroports.

Cigale vise en premier lieu à développer des outils à destination des chercheurs en laboratoire. Basés sur deux types d’informations: les critères individuels impliqués dans la gêne et les critères contextuels décrivant les situations d’exposition au bruit des avions. Des riverains et des acteurs impliqués dans les problématiques liées au bruit aéroportuaire sont ainsi invités à échanger leurs expériences dans le cadre d’ateliers collaboratifs afin d’imaginer ensemble des solutions pour rendre la gêne plus tolérable. En impliquant les habitants et chercheurs dans cette recherche de solutions usant d’un atelier de co-conception, les solutions envisagées seront d’autant plus réalistes qu’elles prendront en compte les différentes expériences, ressentis et contraintes. Il s’agit là, outre à l’approche interdisciplinaire, aussi d’une approche qui mette en évidence un processus d’autorité partagée non seulement entre scientifiques de disciplines SHS et STEM, mais aussi entre ces chercheurs et le groupe de citoyens choisis pour développer les outils. Ensemble ils feront émerger différents types de données scientifiques utiles pour influencer le choix des compagnies aériennes qui seront la résultante d’un échange entre ceux qui composent l’échantillon de riverains et les chercheurs des disciplines engagées dans cette étude de nuisance sonore. Le concept de « shared authority » (Michael J. Frisch) conceptualisé fin des années ’80 aux USA dans le cadre d’enquêtes d’histoire orale, est extrêmement pertinent dans le cas de Cigale, qui utilise l’interdisciplinarité à différentes niveaux, entre chercheurs professionnels et riverains sélectionnés pour répondre principalement à une problématique sociale qui devrait intéresser au premier chef les autorités et les gestionnaires de structures aéroportuaires.

Comparaison, synthèse et transdisciplinarité : deux types de projets réfléchissent sur le son d’une part, comme patrimoine intangible, s’autre part, comme nuisance

Certes le terme scientifique d’acousticien réunit aussi bien une archéologue sonore et musicologue comme Mylène Pardoen et une linguiste comme Cynthia Magnen et d’autre part, un ingénieur acousticien comme Julien Tardieu et une ingénieure informaticienne des paysages sonores comme Véronique Englin. Malgré leurs différences profondes de conception et d’intentions, la capture de paysages sonores et leur reproduction/analyse en laboratoire pour permettre ensuite une restitution publique, est seulement faisable grâce au travail interdisciplinaire et les rapproche très certainement au point même de suggérer à qui en découvre les contenus, que certaines des données scientifiques, des méthodes ou des pratiques sur le terrain de Cigale ou Symtesens pourraient éventuellement être pardoxalement utiles aux deux projets.

Les projets ont des origines, des supports et financements et des parcours scientifiques très différents si l’on pense aux usages patrimoniaux de la sensorialité avec Symtesens et, par contre, à l’approche des nuisances sonores des avions qui survolent des centres urbains par rapport à différentes typologies d’individus, une approche psychologique à la nuisance et à son interprétation. Cependant, les deux projets recourent, dans leur  pratique, à différentes disciplines et à des croisements divers entre elles et se dédient tous deux à la transmission de leurs résultats vers différents publics et communautés pour réduire la distance entre citoyens et technologues, une emprise sur le territoire caractéristique des travaux des MSH. Le rôle du public est aussi différent dans les deux cas, actif et participatif de la production de données avec Cigale, passive et réceptive l’audience de Symtesens. La mise en œuvre de ces projets et de leurs corollaires est seulement possible grâce à une fusion des méthodes et objets de différentes disciplines au travers des nécessités des différentes enquêtes scientifiques basées d’un côté plus sur les humanités numériques, l’autre sur les données numériques et relevés psychologiques produites par des disciplines STIM ou sciences dites « dures ».

Une chose est certaine, la présentation des projets par ceux qui les mettent en œuvre est faite en se référant explicitement aux contributions nécessaires et essentielles de l’interdisciplinarité qui aussi bien dans Symtesens que Cigale informe les pratiques de recherche et la construction des résultats, de la construction des sources et données, à leur interprétation et contextualisation. En ce sens deux projets si différents se ressemblent dans la manière avec laquelle ils réutilisent des savoirs disciplinaires qui, en interprétant et construisant des sources multimédias se fondent en une synthèse transdisciplinaire nécessaire pour produire les résultats espérés.

A noter aussi que si avec Petra-Cigale des individus sont interrogés et leurs réponses prises en compte par l’analyse sociologique et de psychologie sociale, la deuxième partie du projet qui s’ajoute à la quantification/qualification de la nuisance sonore, aussi dans Bretez/Symtesens les individus sont interrogés sur leur satisfaction/insatisfaction du rendu sonore et pris en compte par la cyberinfrastructure.

De plus les langages disciplinaires engagés, linguistique, musicologie, archéologie, histoire, ingénierie informatique et sonore, acoustique, psychologie sociale, géographie, urbanisme, architecture, muséographie croisent leur langage dans un effort de concrétisation des pratiques et de l’obtention de résultats, la création de connaissances nouvelles et la restitution de paysages sonores pour des publics différents.


NOTES

[1] Les citations en italique, proviennent de la documentation officielle des projets.

[2]An Electronic Cabaret: Paris Street Songs, 1748–50. A supplement to Poetry and the Police: Communication Networks in Eighteenth-Century Paris by Robert Darnton, performed by Hélène Delavault and Claude Pavy.”, URL: https://www.hup.harvard.edu/features/poetry-and-the-police/, supplement avec les podcast chantés des sources utilisées par Robert Darnton dans son livre Poetry and the Police. Communication Networks in Eighteenth-Century Paris, Cambridge, Mass.: Belknap Press of Harvard University Press, 2010.

[3] Les Archives Municipales de Lyon disposent d’ensembles documentaires très riches et diversifiés du 18ème siècle qui ont servi les cas d’études et d’application du projet: 8000 images des Textes des Almanachs de 1778 et 23000 images des Textes des délibérations, 1766-1768.

[4] Un peu dans la lignée des fonctions de gestions de données hétérogènes sémantiques du patrimoine culturel, es buts de la bibliothèque numérique Europeana, https://classic.europeana.eu/portal/fr

[5] Trevor Pinch et Karin Bijsterveld (eds.): The Oxford handbook of sound studies, New York : Oxford University Press, [2012] et Michael Bull (ed.): The Routledge companion to sound studies, Milton : Routledge, 2018; Lingold, Mary Caton, Whitney Trettien, and Darren Mueller, eds. Digital Sound Studies. Durham, NC: Duke University Press, 2018, URL: https://openresearchlibrary.org/content/80cf3cd8-df50-409d-a90b-afe44010f1a3 et la revue Sound Studies. An Interdisciplinary Journal https://www.tandfonline.com/toc/rfso20/current.

[6] “Sensory studies arise at the conjuncture (and within) the fields of anthropology, sociology, history, archeology, geography, communications, religion, philosophy, literature, art history, museology, film, mixed media, performance, phenomenology, disability, aesthetics, architecture, urbanism, design. Sensory Studies can also be divided along sensory lines into, for example, visual culture, auditory culture (or sound studies), smell culture, taste culture, and the culture of touch, not to mention the sixth sense (however it might be defined)”, URL: http://www.sensorystudies.org/

[7] Ute Frevert: Emotions in History, Lost and Found, New York: Central European University Press, 2011 et Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (dir.): Histoire des émotions, Paris: Éditions du Seuil, 2016- Une approche pluri-disciplinaire: Helena Flam et Jochen Kleres (eds.): Methods of Exploring Emotions, London, Routledge, 2015 ;

[8] Le colloque se tiendra au Centre allemand d’histoire de l’art (DFK) de Paris en 2022 et proposera des communications relevant de l’histoire, de l’histoire de l’art ou de la littérature, de la musicologie, de l’anthropologie culturelle ou encore d’approches telles que la Sound History et des Sensory Studies URL : https://dfk-paris.org/de/page/call-papers-1173.html

[9] Convention on the Value of Cultural Heritage for Society- signee le 27 Octobre 2005 à Faro au Portugal: “The Faro Convention … promotes a wider understanding of heritage and its relationship to communities and society. The Convention encourages us to recognize that objects and places are not, in themselves, what is important about cultural heritage. They are important because of the meanings and uses that people attach to them and the values they represent.” URL https://www.coe.int/en/web/culture-and-heritage/faro-convention

[10] PierreMounier, « Manifeste des Digital Humanities », dans  Journal des anthropologues [Online], n.122-123, 2010, URL : http://journals.openedition.org/jda/3652.Pierre Mounier: « Manifeste des Digital Humanities – ThatCamp – The Humanities and Technology Camp », dans Journal des anthropologues, n.122-123, 2010, pp.447-452, https://doi.org/10.4000/jda.3652

[11] Manifeste des Digital humanities, https://tcp.hypotheses.org/318


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